L'espace parisien de la galerie Ceysson & Bénétière présente du 5 décembre 2024 au 25 janvier 2025 les dernières œuvres de Claire Chesnier. Ses compositions abstraites sont caractérisées par le travail et l’utilisation des couleurs. En suivant un protocole qu’elle a développé au cours des années, l'artiste façonne leurs tonalités, leurs dégradés et leurs oscillations. « Claire Chesnier se tient dans la distance, elle observe l’écart, sa parole joue dans le silence, nette, temporisée, elle est en cela une réplique de sa peinture qui, elle, joue dans le blanc de la feuille, fraye sans forcer, convole avec le papier dans la strie d’un sillage, la sinuosité d’un flux, le grain d’une vaporisation. » - Maylis de Kerangal, septembre 2024.
J’ai beau me déplacer latéralement devant ces encres, m’éloigner puis me retourner vers elles, je ne parviens pas à décider s’il s’agit là de monochromes qui nuancent un seul pigment ou de polychromes qui en diluent plusieurs, qui les embrasent et les disséminent, et cet indécidable agit tel un révélateur : il n’y a plus de teinte ici, plus de coloris, la définition d’une tonalité chromatique est dépassée, il n’y a plus que la couleur, c’est elle qui passe devant moi et que je rencontre, elle qui passe sur les grands papiers, glisse et transite, métamorphique sans être mutante, elle qui évolue. Je l’éprouve pleine et lente, expansive, et dans le même temps au bord de disparaître, déjà spectrale.
Ce qui se joue dans cet usage de la couleur, dans cette oscillation qui va de la densité pigmentaire à l’auréole du halo, induit de basculer dans une autre modalité du regard, autrement dit de consentir à la déprise, à la disparition des formes mais aussi d’acquiescer à l’indécidable, à l’indétermination, à la volatilité. J’ai l’intuition que la peinture se tient là, dans l’épaisseur radiante de cette ligne de suspension, sur ce bord poreux, sur cette lisière mobile, versatile, entre abstraction — je suis face à des mouvements, des forces, des élans, des flux, des présences — et figuration — je suis face à des paysages, des clartés, des ciels, des aubes, des feux, des crépuscules peut-être, je suis devant la rosée d’une prairie d’hiver, une buée de whisky, une marine du soir, un ciel brouillé, un amour fantôme. Je me tiens devant l’absence, devant ce qui est en train d’advenir et que je ne sais pas. Ce que devient en nous ce qui a disparu. La disparition.
Claire Chesnier se tient dans la distance, elle observe l’écart, sa parole joue dans le silence, nette, temporisée, elle est en cela une réplique de sa peinture qui, elle, joue dans le blanc de la feuille, fraye sans forcer, convole avec le papier dans la strie d’un sillage, la sinuosité d’un flux, le grain d’une vaporisation.
Nous regardons, et c’est exactement comme parler ensemble, prendre langue : nos yeux sont nos bouches, nos déplacements une sorte de phrase, et bientôt nous ne faisons rien d’autre que prendre notre temps — ce temps de la peinture qui est le temps du regard. [...] À quel moment ai- je capté ce mot de « patience » ? Je commençais à piétiner et les peintures vibraient autour de nous, faseyant dans une instabilité chromatique, elles étaient presque mêmes, quasi pareilles, de ce format vertical à la mesure du corps, ou plutôt à la mesure de celui de l’artiste, ainsi qu’elle l’écrit dans Fragments d’une déposition1 : « Ma stature, mon épaulement, l'amplitude et la largesse de mes mouvements de bras sont aux mesures du papier. Je l'ai taillé à ma mesure — à mesure de femme. Aussi l'horizon du cadre se dessine-t-il dans l'extension comprise, à mon échelle (...) ». Des encres qui subitement m’ont parue la contenir tout entière, recouvrer leur nature de portraits — des autoportraits. J’ai entendu patience par ce mouvement toujours recommencé qui revenait vers la feuille, cette inclinaison du buste, cette tension de la nuque, cette extension du bras, ce lâché du poignet. Une tension souterraine qui compose avec le corps, avec la douleur, avec la jouissance aussi. Qui répète, recommence, revient encore, travaille à écoper le sens, à l’amincir, à distiller son grain le plus chétif et le plus insignifiant, qui œuvre à l’abolition de tout motif, et jusqu’à toute intentionnalité de la peinture. Cet entêtement dans la peinture. La patience comme insistance, comme résistance. La patience mutique et rebelle. Maintenant que j’y pense, j’ai sans doute perçu ce mot par celui de confiance apparu dans la foulée. Se confier à la peinture, se fier à elle, entièrement, l’accueillir sans réserve ; se délester de la maîtrise et raviver l’instinct |...] Et sans doute l’ai-je encore discerné, ce mot, par celui d’alliance qui me venait encore. La patience telle une alliance avec la durée, telle une endurance. Une disposition à se fondre dans le cours du vivant, à pactiser avec le temps, à désirer ce qui vient — amor fati. Celle qui traverse les paysages, respire, va loin. Les feuilles étaient suspendues, le sens suspendu, le langage suspendu, le temps suspendu, et la ville pulsait autour de nous tandis que je découvrais cette activation de l’abandon — ce mouvement impossible qui avait lieu ici. Une peinture de patience.
Maylis de Kerangal, septembre 2024