Maya Inès Touam prend toutes les libertés. Et ne s’en excuse pas. Avec l’exposition Les Choses qui restent, l’artiste et photographe franco-algérienne partage sa fascination pour l’histoire de l’art occidental et en propose un récit à son image. Ici, l’appropriation fonctionne comme une stratégie narrative d’un monde de l’entre-deux, à l’image de ceux qui partagent son expérience d’une vie entre-deux rives. Formée à devenir artiste en France, Maya Inès Touam interroge la valeur du patrimoine légué et questionne sa place face au canon. Quel espace créatif est-il possible de façonner pour une femme artiste et une enfant d’immigrés ? À cette fin, Touam coopte les procédés et pratiques du XVIe et XXe siècles — allant de l’iconographie religieuse aux expérimentations colorées du fauvisme — mais renverse les codes du sacré à la faveur du incroyablement profane.
Tous les projets de la photographe commencent avec une enquête : elle regarde, elle recherche, examine et s’inspire de ce qui a été fait. De cette manière, elle propose un dialogue entre histoire de la peinture et enjeux de représentation(s). De précises mises en scènes couplées à des jeux de couleurs et de textures donnent vie à un folklore composite : une esthétique de la co-présence, une co-existence des cultures. Des objets du quotidien donnent corps à un ensemble de récits traditionnels et d’images contemporaines. Avec le figuratif, à l’aide du matériel, Maya Inès Touam joue avec nos échelles mentales : le détail ordinaire raconte notre globalité, ce « tout-monde » revendiqué par le philosophe martiniquais Edouard Glissant.
Pour la série « Replica », l’artiste se plonge dans l’œuvre du peintre, dessinateur et graveur français Henri Matisse (1869-1954). Maya Inès Touam emprunte et renverse les motifs : Ananas et joujou (2020) répond à Ananas et Anémones (1940) ; Icare, le revenant (2020) fait écho à Icarus (1943-47) et L’enfance, la mer (2020) évoque Polynésie, la mer (1946). Touam regarde la simplification des formes et la stylisation des motifs de Matisse et tresse le tout avec des références à son « continent d’origine », l’Afrique, dans autant d’hommages impertinents. Touam forme des ponts entre L’Albatros de Charles Baudelaire et les cérémonies Egungun. Pour Allégorie de la maternité (2022), l’inspiration est une lithographie en noir sur papier jaune d’Henri Matisse intitulée La Vierge à l’enfant (1948) — alors le motif religieux devient une manière de désacraliser l’expérience de la maternité. La madone flotte entre Caraïbes et métropole, entre idéal et réalité. Cette créolisation des références est au cœur de la pratique de Touam ; ce sont les hybridations qui façonnent son œuvre.
Certaines pièces, comme les retables, font référence à la Renaissance nordique. À la manière des maîtres flamands, Touam prête attention aux effets de perspective et aux détails, elle mélange naturalisme et subtil symbolisme. Comme dans leurs natures mortes, chaque élément fait l’objet d’un choix minutieux : le wax et les cauris, mais aussi le calebasse prennent place dans ces compositions, avec raison. Elle emprunte la grande minutie de composition et obtient un effet d’une surface de glacis-photographique. Si les primitifs flamands ont principalement peint des retables, Touam s’approprie la structure verticale communément trouvée sur les autels, non pas à des fins votives, mais dans l’intention d’une narration transnationale mélangeant éléments subsahariens et nord africains. Détournement païen, les œuvres-retables proposent une nouvelle adoration, celle d’une vision kaléidoscopique et donc non monolithique, des identités. Dans le travail de Touam, l’hybridité fonctionne comme un espace d’émancipation et d’agentivité. Le philosophe indien Homi K. Bhabha, dans The Location of Culture, invite à repenser cette « appartenance nationale » et le rapport à l’Autre qu’il induit, grâce au concept d’hybridité culturelle : cet espace de l’entre-deux et du parmi tous.
Les Choses qui restent propose une somme d’objets hantés par leurs valeurs culturelles et convoqués pour leur symbolisme. À travers ce qu’elle nomme son « fauvisme photographique », Touam propose un nouveau vocabulaire visuel, ludique et rhizomique ; une rencontre entre histoire, moment contemporain et imagination d’un futur sans centre ni périphéries.
— Taous Dahmani