L’étude que Bernard Noël avait consacrée à l’œuvre de Robert Brandy s’intitule « Le Roman du geste », roman qui raconte et met en scène le peintre dans son atelier, qui dévoile l’invention et la formation de sa peinture, qui en analyse les ressorts dans ce qu’il appelait « sa floraison gestuelle ». Partant, est décantée une conception originale du temps, non pas linéaire, ni même cyclique, mais entendu comme une succession et une simultanéité d’instants. Ce sont ces instants qui font précisément événement, temps ramassé d’un moment de peinture, dont l’œuvre porte la trace et dont elle est la mémoire paradoxale et la sédimentation.
L’instant, selon Robert Brandy, condense l’ici et maintenant, le temps et l’espace, toute la trame et la dramaturgie propre à la réalisation de l’œuvre. Il est l’opportunité, l’occasion propitiatoire du geste, la commission parfaite de ce que, pour le citer, Jean Clair oppose au hasard : l’irruption et l’usage du « kairos », du bon augure. Le « kairos », explique-t-il, « est l’instant décisif qui brise le déroulement continu et logique des choses, qui tranche dans la rhétorique du monde, l’espèce d’effraction ou de coup de force qui permet de se faufiler au moment juste pour en rompre le cours (…) Il s’articule ainsi entre une appréhension singulière de l’étendue et une saisie particulière du temps.» C’est la bonne opportunité de la « technè », de l’art de peindre, impliquant la révélation d’une atmosphère, d’un diapason et, selon sa définition, d’une humeur, d’une « disposition affective et émotionnelle fondamentale », comme en témoignent, comme autant de cartouches et de phylactères, les fréquentes inscriptions et becquets sur les toiles.
Il y a aussi l’héritage de Supports/Surfaces, le retour sur la matérialité du subjectile, sur le cadre et le châssis, sur les effets de réel obtenus par le collage, la greffe d’objets ou de pièces de bois amovibles. Cela culmine dans les Installations et les Boîtes ou Ensembles intégrés, dans l’échange de ce qui est intrinsèque et extrinsèque à l’espace de composition. Il y a l’intérêt accordé aux peintres américains d’après-guerre, cela va de Robert Rauschenberg à Philip Guston. On a tantôt la rigueur géométrique, architecturale des grandes peintures blanches, Existences, de 1978-1981, tantôt l’expressionnisme abstrait des derniers papiers et toiles à l’encre de Chine de 2022-2023, peintures si suggestives de « l’outrenoir » de Pierre Soulages. Il s’agit à chaque fois de capter la lumière et de la réfléchir, de l’irradier en quelque sorte, subtile et transparente comme l’air qui circule entre les pièces dans les Boîtes. Mais, sous le régime de la peinture abstraite, il y a encore autre chose. « Je viens du paysage », déclare Robert Brandy. Comment faut-il l’entendre ? Que l’abstraction n’est que figuration refoulée, retrait du figuratif, référent escamoté ? Maurice Merleau-Ponty pourrait permettre d’en éclaircir le procès. « Le paysage, écrit-il, se pense en moi, et je suis sa conscience. » L’intentionnalité n’est pas naturaliste. Figurale, elle tendrait plutôt à ce que la peinture soit son propre paysage, qu’en soit perçue la note fondamentale, la quiddité. Quelle peut être sa quiddité, si ce n’est sa couleur. C’est l’expérience que fait Hélène Berr quand, tête renversée pour voir le monde à l’envers, elle découvre « l’harmonie merveilleuse des couleurs du paysage », quand elle a l’intuition superlative que de toutes les couleurs le vert de l’herbe fraîche est la seule couleur vivante.
Chez Robert Brandy, cela donne d’un côté la gestuelle émotive, de l’autre la passion des couleurs, l’abstrait et le concret qui coïncident dans une même palpitation. Gilles Deleuze attire l’attention sur ce propos de Cézanne : « Je voudrais (…) peindre l’espace et le temps pour qu’ils deviennent les formes de la sensibilité des couleurs ». On a, dans ce renversement sensible, tous les éléments de l’équation qui résume l’art de Robert Brandy: l’instant du « kairos », la phénoménologie de la perception, les opérations sur le matériau, la gestuelle, l’avènement mémoriel de l’abstraction paysagère, la couleur comme essence de ce qui est à voir. Redonnons la parole à Cézanne : « Un sens aigu des nuances me travaille. Je me sens coloré par toutes les nuances de l’infini. À ce moment-là, je ne fais plus qu’un avec mon tableau. » Cette consubstantialité, qui rappelle Montaigne parlant des Essais, est ce que vise et rejoue à chaque fois Robert Brandy d’une toile à l’autre. Elle n’est pas la moindre des gageures.
Jean Sorrente